Qu’est-ce qu’une expérience hydrodynamique ?
L’installation Epure est un moyen scientifique et technique au meilleur niveau mondial et elle constitue un élément de la chaîne complexe du programme Simulation du CEA - DAM. Il contribue, depuis l’arrêt des essais nucléaires français, à la souveraineté de la France en matière de nucléaire de défense, en totale conformité avec les exigences du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires.
Le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (Tice), ratifié en 1998 par le Royaume-Uni et la France, interdit les explosions expérimentales d’armes nucléaires, ainsi que toute autre expérience nucléaire. Pour préserver leurs capacités de dissuasion nucléaire et garantir la fiabilité et la sûreté de leurs armes sans avoir recours à un essai, les deux pays ont décidé, dans le cadre du programme conjoint Teutatès, d’unir leurs efforts pour coopérer en matière de nucléaire de défense en construisant et en exploitant une installation commune, Epure, située en Bourgogne sur le site de Valduc du CEA - DAM. Celle-ci permet aux deux nations de maintenir leur capacité de dissuasion nucléaire et de réaliser d’importantes économies (partage des coûts d’exploitation et de démantèlement). Elle donne aussi l’occasion à leurs communautés scientifiques respectives de s’enrichir mutuellement.
Les expériences menées sur Epure sont conçues pour caractériser avec la plus grande précision l’état et le comportement des matières nucléaires, dont le plutonium, dans les conditions thermodynamiques extrêmes rencontrées durant la phase de compression du matériau fissile. Elles sont nécessaires aux concepteurs d’armes et aux théoriciens pour éprouver la validité et la pertinence des simulations numériques et des modèles physiques qu’ils développent, et pour démontrer ainsi qu’ils maîtrisent toute la physique mise en jeu et sa complexité. En pratique, des explosifs conventionnels à fort pouvoir propulsif sont utilisés pour comprimer la matière, qui se comporte alors comme un fluide (comportement dit hydrodynamique).
Les ingénieurs et chercheurs peuvent réaliser deux types d’expériences :
- des expériences d’hydrodynamique à échelle 1 d’objets inertes. Dans ce cas, le plutonium est remplacé par une matière non nucléaire, dont la densité et la masse sont similaires ;
- des expériences d’hydrodynamique à échelle réduite. On utilise alors le plutonium, mais en quantité trop faible pour provoquer un dégagement d’énergie nucléaire par fission.
Ces expériences sont réalisées en toute sécurité en employant une enceinte de confinement étanche, nommée dispositif de confinement, qui permet d’assurer la sécurité du personnel exploitant pendant la préparation de l’expérience, de contenir l’explosion au moment de l’expérience et les produits chimiques issus de la détonation de l’explosif, ainsi que les matériaux testés après l’expérience.
Le comportement hydrodynamique de la matière peut être étudié, soit de manière non intrusive en utilisant des moyens radiographiques, soit de manière intrusive en utilisant des diagnostics de mesure optiques ou électriques que l’on insère dans l’objet étudié ; on parle dans ce second cas d’expériences optoélectroniques. Dans les expériences radiographiques, on cherche principalement à détecter des interfaces entre des matériaux de différentes densités et à obtenir des cartes de densité par reconstruction tomographique.
Les expériences optoélectroniques consistent principalement à mesurer des vitesses très élevées (plusieurs milliers de mètres par seconde), des positions, et à effectuer des pesées d’éjectas. Générée par la détonation de l’explosif, l’onde de choc qui comprime le matériau fissile en le traversant porte ce dernier à des pressions de plusieurs dizaines de gigapascals, c’est-à-dire à quelques millions de fois la pression atmosphérique, tandis que la température croît de plusieurs centaines de kelvins. Des changements de phase peuvent se produire, mais sans aller jusqu’à la formation de plasmas. Les processus physiques mis en jeu sont essentiellement transitoires, la matière ne restant soumise à une haute pression que pendant une durée très brève qui se mesure en millionièmes de seconde (microsecondes). Les études théoriques et expérimentales relatives aux ondes de choc et à leurs effets appartiennent au domaine dit des hautes pressions dynamiques, et les techniques de mesure associées (radiographiques et optoélectroniques) doivent être adaptées à ces caractéristiques physiques.
Dans les expériences radiographiques, on réalise des photographies instantanées de la matière en implosion, elles sont obtenues avec des machines très performantes et très puissantes. Dans la suite, nous nous focaliserons sur ces machines radiographiques, qui constituent une des spécificités de l’installation Epure.
De manière générale, une chaîne de radiographie est constituée d’une source de rayonnement X et d’un détecteur calibré, capable de distinguer les variations d’intensité des flux de photons ayant interagi avec l’objet, dans le but de visualiser les formes internes de l’objet avec une très haute résolution. L’objet est placé entre la source et le détecteur et, pour le cas particulier des expériences réalisées à Epure, c’est l’ensemble complet constitué d’une enceinte de confinement et de l’édifice expérimental en son sein qui est positionné très précisément entre la source et le détecteur (figure 1).
Le rayonnement lumineux émis par les machines radiographiques doit avoir une durée brève, inférieure à la microseconde, pour radiographier l’objet en cours d’implosion dans un état « figé » et éviter ainsi le flou de bougé sur les images. On parle de radiographie éclair : la durée typique des impulsions lumineuses est de l’ordre de la centaine de nanosecondes (milliardièmes de seconde). Par ailleurs, ce rayonnement lumineux doit être très pénétrant et capable de traverser non seulement l’objet pendant sa phase de compression, c’est-à-dire lorsque la densité de matière devient très élevée et atteint plusieurs dizaines de grammes par centimètre cube, mais également l’enceinte de confinement l’enveloppant, cette dernière étant constituée de matériaux lourds comme l’acier inoxydable. Les machines sont donc très énergétiques et émettent des photons X d’une énergie jusqu’à 20 MeV. Le rapport signal à bruit impose un grand nombre de photons, exprimé par de fortes doses (supérieures à quelques grays). Par ailleurs, la dimension de la source X doit être réduite pour favoriser la précision d’observation : celle-ci est de quelques millimètres. De tels moyens expérimentaux sont très rares à l'échelle mondiale et ne se rencontrent que dans les laboratoires étatiques travaillant également dans le nucléaire de défense (en particulier aux États-Unis, en Chine et en Russie).
Depuis la fin 2023, deux axes de radiographie éclair sont en service dans l’installation Epure, chacun étant constitué d’une machine complexe et puissante, dont les performances la situent au meilleur niveau mondial. Un troisième axe est en cours de mise en service. À l’heure actuelle, chaque axe peut produire un flash X de manière indépendante. À terme, on pourra donc caractériser l’objet en cours d’implosion au même instant sur les trois axes pour imager par exemple d’éventuelles singularités tridimensionnelles au cours de l’implosion, ou bien à des instants différents (un temps par axe) pour réaliser un suivi temporel de l’hydrodynamique de l’implosion. L’évolution future des machines radiographiques permettra d’acquérir plusieurs images au cours du temps sur chaque axe, la source devant alors être capable d’émettre successivement plusieurs flashes lumineux très brefs.
O. Durand, C. Matignon CEA - DAM, centre DAM Île-de-France
Schéma simplifié d’un axe de mesure radiographique mettant en œuvre une source de rayons X, un édifice à observer et un détecteur.