Comprimer rapidement l’eau liquide retarde sa cristallisation
Lorsqu’une arme entre en fonctionnement, certains métaux deviennent liquides et sont portés à très haute pression. Mais les expériences sont difficiles à mener dans ces conditions ! C’est pour cela que le CEA - DAM étudie un autre liquide sous forte pression : l’eau. Lorsqu’elle est comprimée rapidement, l’eau peut cristalliser en une forme dense et particulière de glace, appelée glace VII. Nous avons comprimé l’eau à des vitesses de compression inédites, révélant les mécanismes de cristallisation que nous pourrons utiliser dans nos modèles [1].
L’eau est un liquide fascinant. Pour la plupart des éléments, le solide est plus dense que le liquide et coule. Pour l’eau, c’est le contraire : la glace est moins dense et flotte sur l’eau liquide. Ce comportement unique découle de la manière dont les molécules d’eau interagissent par une liaison faible, appelée liaison hydrogène. Ce phénomène est essentiel à la vie : la glace forme une couche isolante sur les lacs et les océans, protégeant les écosystèmes aquatiques.
La solidification de l’eau est en réalité encore plus complexe que cela. Sous différentes pressions et températures, l’eau peut adopter au moins dix-neuf phases distinctes de glace. La glace que nous connaissons bien sur Terre a ses atomes d’oxygène et d’hydrogène organisés en motifs hexagonaux. En revanche, la phase de glace la plus répandue dans l’Univers est probablement une forme amorphe de faible densité, sans structure cristalline à grande échelle. Une autre phase particulièrement étudiée est la glace VII, caractérisée par ses motifs cubiques. Cette phase est stable sur une large plage de pressions, allant de 2 à 80 gigapascals (GPa) (20 000 à 800 000 fois la pression atmosphérique), des conditions comparables à celles rencontrées sur des planètes et lunes glacées comme Enceladus, Titan ou Europa. La formation de la glace VII nécessite donc des pressions extrêmes, mais la vitesse de compression joue également un rôle clé, et une question cruciale restait jusque-là sans réponse : que se passe-t-il si l’eau est comprimée très rapidement, au-delà de sa zone de stabilité ?
Nous avons mis au point une cellule à enclumes de diamant dite dynamique (d-CED), un dispositif capable d’appliquer de très hautes pressions sur des échelles de temps allant de 0,1 à 100 millisecondes [2], dans le but d’apporter des éléments de réponse à cette question. Pour comprendre comment l’eau cristallise dans ces conditions, la d-CED est couplée à plusieurs techniques d’analyse : la diffraction des rayons X au synchrotron européen à Grenoble (ESRF), qui nous offre des informations sur la position des atomes, l’imagerie optique pour voir ce qui se passe au niveau macroscopique (voir figure 1), et la spectroscopie de luminescence qui mesure la pression. Nous avons aussi collaboré avec le Paul Scherrer Institute (PSI) en Suisse : leur détecteur, capable de capturer jusqu’à seize images de diffraction en seulement 100 microsecondes environ, a permis de suivre en temps réel les transformations structurelles de l’eau. La combinaison de toutes ces technologies a permis de suivre en direct la cristallisation de la glace VII à partir de l’eau liquide.
Cette étude montre que plus la vitesse de compression est élevée, plus la pression nécessaire pour amorcer la cristallisation est élevée. Par exemple, à une vitesse de compression de 110 GPa/ms, l’eau reste liquide jusqu’à près de 2,9 GPa, alors qu’elle cristalliserait bien plus tôt dans des conditions statiques, à 0,98 GPa.
Pour comprendre cette cristallisation de la glace VII à partir de l’eau liquide, il faut revenir à la théorie de la nucléation, vieille de presque 100 ans. Dans cette théorie, la cristallisation démarre à partir d’un petit germe cristallin. Il doit atteindre une taille critique pour que sa croissance devienne favorable sur le plan énergétique. Si le germe est trop petit, il se dissout et disparaît. Cette théorie nous a permis de faire un lien entre un temps caractéristique de nucléation et la pression de l’eau liquide observée. En intégrant des données d’expériences complémentaires issues de la littérature scientifique, nous avons proposé une loi de nucléation globale allant de la seconde à la nanoseconde : nous pouvons prédire le temps de nucléation quelle que soit la vitesse de compression (figure 2).
Tous ces résultats vont pouvoir être intégrés dans les modèles du CEA - DAM de comportement des matériaux en conditions extrêmes. Mais il y a bien d’autres applications possibles ouvertes par la cellule à enclumes de diamant dynamique que nous avons mise au point, combinée avec les nouveaux diagnostics de pointe développés. Ce sont des outils puissants pour explorer les transitions de phase dans les matériaux. Comprendre les cinétiques de transition de phase en compression dynamique pourrait avoir des applications nombreuses en géophysique, en science des matériaux et même dans la recherche sur les exoplanètes. Nous envisageons d’appliquer ces méthodes sur d’autres éléments, comme le gallium ou le bismuth, car eux aussi ont une transition liquide-solide facilement accessible expérimentalement. Objectif : tester une loi de comportement universelle de la cristallisation des liquides loin de leur domaine de stabilité.
C. Pépin, R. André, F. Occelli, F. Dembele, P. Loubeyre CEA - DAM, centre DAM Île-de-France
A. Mozzanica, V. Hinger Paul Scherrer Institute, Villigen, Suisse
M. Levantino European Synchrotron Radiation Facility, Grenoble
figure 1
Cristallisation de l’eau liquide en glace VII filmée avec une caméra ultrarapide. L’eau liquide (t = 0) cristallise en masse à t = 66 μs. L’aspect sombre vient du fait que la glace cristallise en une poudre très fine avec beaucoup de joints de grain, qui disparaissent progressivement comme on le voit sur les images suivantes.
figure 2
Interprétation des données expérimentales avec un modèle de nucléation développé au CEA - DAM faisant le lien entre le temps de nucléation tn (en ordonnées, axe logarithmique) et la surcompression de l’eau liquide (en abscisses). Nous observons que la durée de surfusion (quand l’eau reste liquide alors qu’elle devrait être solide) est plus importante quand la vitesse de compression est élevée.
références
1
C. Pépin, R. André, F. Occelli, F. Dembele, A. Mozzanica, V. Hinger, M. Levantino, P. Loubeyre « Metastable water at several compression rates and its freezing kinetics into ice VII », Nature Communications, 15, p. 8239, https://doi.org/10.1038/s41467-024-52576-z (2024).
2
R. André, C. Pépin, F. Occelli, P. Loubeyre « La cellule à enclumes de diamant en mode dynamique », revue Focus, 8, p. 40-41 (2023).