Des ions catapultés dans un gaz par un laser ultra-intense et ultrabref
Une expérience pionnière pilotée par l’université de Bordeaux et le CEA - DAM a montré que l’interaction entre un gaz dense et une impulsion laser ultra-intense de quelques dizaines de femtosecondes peut conduire à une production importante d’électrons et surtout d’ions énergétiques. Les caractéristiques du laser utilisé rendent ces sources de particules disponibles avec une grande fréquence de tirs [1], cadence indispensable pour la mesure de ralentissement d’ions dans un plasma par exemple. La simulation numérique a permis de dévoiler les mécanismes responsables de la génération de ces particules.
Les accélérateurs de particules sont des outils indispensables pour explorer les secrets de la matière, créer en laboratoire de nouveaux éléments en physique nucléaire, ou produire les rayonnements pénétrants utilisés en radiographie et radiothérapie. Ils fonctionnent grâce à des champs électriques qui propulsent des particules chargées (électrons ou ions) à des vitesses avoisinant celle de la lumière. La taille et le coût des accélérateurs conventionnels limitent cependant leur emploi ; aussi des méthodes plus compactes sont-elles recherchées, notamment au moyen de lasers ultra-intenses.
Imaginez l’énergie lumineuse d’une lampe torche délivrée non pas en quelques secondes, mais en quelques dizaines de femtosecondes (10–15 s) et de surcroît concentrée dans une tache de quelques micromètres (10–6 m) de diamètre. C’est la prouesse accomplie par les lasers ultra-intenses, qui atteignent désormais des puissances de plusieurs pétawatts (1015 W), donnant lieu à des champs électromagnétiques phénoménaux (supérieurs à 1012 V/m), sans équivalent sur Terre. Toute cible exposée à de tels flashes de lumière est transformée en un plasma, l’état de la matière des étoiles, où les électrons sont violemment arrachés aux ions et accélérés à très haute énergie. Plus lourds, les ions ne ressentent pas directement le laser, mais les champs induits par le déplacement des électrons, des champs assez forts pour les accélérer jusqu’à quelques dixièmes de la vitesse de la lumière en à peine une centaine de femtosecondes [2].
Les faisceaux d’ions ainsi créés s’illustrent par une brièveté et une densité hors de portée des accélérateurs conventionnels, des propriétés exploitées pour sonder des phénomènes rapides, chauffer des plasmas denses ou produire des sources intenses de neutrons. Certaines de ces applications requièrent toutefois une cadence de tir élevée (plus d’un tir par seconde), peu compatible avec les cibles solides couramment employées, qui engendrent des débris susceptibles d’endommager les optiques ou les cibles adjacentes.
Une solution possible fait appel à des jets de gaz supersoniques qui, une fois ionisés, produisent des plasmas relativement denses (dix à cent fois la densité atomique de l’air), favorables à une absorption efficace de l’énergie laser. Cependant, outre que les processus d’accélération ionique y sont moins bien connus que dans les solides [3], la mise en œuvre de telles cibles pose plusieurs défis, comme la maîtrise du profil de densité ou le pointage du faisceau laser.
Pour appréhender ces difficultés, et apprendre à les maîtriser, une équipe internationale, menée par l’université de Bordeaux et le CEA - DAM, a réalisé une expérience pionnière sur l’installation Vega-3 du Centro de Láseres Pulsados (CLPU) de l’université de Salamanque, en irradiant un jet de gaz d’hélium à haute densité avec une impulsion laser ultrabrève de puissance pétawatt [1].
Pour la première fois dans de telles conditions, des ions (He2+) accélérés dans la direction de propagation du laser (à un angle d’environ 17°) ont été observés, jusqu’à une énergie d’environ 2,7 MeV. Une émission importante d’électrons rapides a également été détectée dans la même direction, avec une énergie d’environ 10 MeV. La figure 1 illustre les mesures ioniques.
La simulation numérique de l’expérience, avec le code Calder conçu au CEA - DAM, montre que l’accélération ionique résulte de l’expansion du canal « creusé » par le laser dans le plasma, une structure mise en évidence par interférométrie (figure 2). De forts champs électriques sont localisés sur les parois de ce canal, qui balayent les ions ambiants tel un chasse-neige. Bien que ce mécanisme favorise une accélération radiale, les ions initialement situés près de l’extrémité du canal sont projetés dans un large cône vers l’avant, et à des énergies cohérentes avec les mesures.
Même si leur reproductibilité à haute cadence reste à consolider, ces résultats sont encourageants pour des usages requérant un grand nombre de tirs, par exemple pour des mesures précises de ralentissement ionique dans la matière [4], un élément clé pour les expériences de fusion par confinement inertiel.
interaction rayonnement-matière, physique des plasmas
L. Gremillet CEA - DAM, centre DAM Île-de-France /
Université Paris-Saclay, CEA, LMCE, Bruyères-le-Châtel
V. Ospina-Bohórquez CEA - DAM, centre DAM Île-de-France /
Université Paris-Saclay, CEA, LMCE, Bruyères-le-Châtel /
Centre lasers intenses et applications (Celia), UMR 5107 CNRS – Université de Bordeaux – CEA, Talence
J. J. Santos Centre lasers intenses et applications (Celia), UMR 5107 CNRS – Université de Bordeaux – CEA, Talence
figure 1
Distributions des ions He2+ détectés (vert à 17°, violet à –17°) et simulés (bleu) en fonction de leur énergie. La simulation numérique reproduit de façon satisfaisante les mesures.
figure 2
Carte de la densité électronique du plasma [a] prédite par la simulation numérique 5,6 ps après l’arrivée du laser, et [b] reconstruite grâce à un diagnostic d’interférométrie 150 ps après l’interaction. La ligne verte indique le plan focal du laser au-delà duquel il divergerait lorsqu’il se propage dans le vide. Les deux cartes confirment la formation d’un canal s’étendant au-delà du pic de densité du plasma (ligne en tirets roses).
références
1
V. Ospina-Bohórquez et al. « Laser-driven ion and electron acceleration from near-critical density gas targets: towards high-repetition rate operation in the 1 PW, sub-100 fs laser interaction regime », Physical Review Research, 6, 023268 (2024).
2
A. Debayle et al. « Accélération d’ions par laser », dans Sources photoniques et de particules produites par laser, revue chocs, 49, p. 41-49 (2019).
3
V. Ospina-Bohórquez et al. « Ion acceleration from the interaction of ultrahigh-intensity laser pulses with near-critical density, nonuniform gas targets », Physics of Plasmas, 31, 013102 (2024).
4
W. Cayzac et al. « Les protons pénètrent plus loin que prévu dans les plasmas denses et tièdes », chocs Avancées, 17, p. 12-13 (2023).