Une surprise de taille dans la forme des noyaux du fermium
Les physiciens nucléaires utilisent la mesure de la taille du noyau de l’atome pour connaître sa forme. Pour des noyaux très lourds, mesurer ou calculer cette taille est un défi. C’est pourtant ce qui a été réalisé récemment [1]. Dans cette étude, des prévisions théoriques réalisées au CEA - DAM ont remis en cause le changement de forme qui était attendu pour des isotopes du fermium.
Depuis plusieurs années, le CEA - DAM réalise sur supercalculateur des prévisions théoriques de l’état ou du comportement de tout noyau atomique. Par exemple pour savoir ce que produit une collision entre une particule légère et un noyau lourd. Les méthodes employées sont robustes, car fondées sur la résolution d’équations fondamentales de la mécanique quantique. De ce fait, elles sont considérées comme prédictives, car dépourvues de paramètres ajustables. Dans les cas où l’expérience est réalisable, un accord entre la prévision et la mesure a maintes fois été vérifié. Cela renforce la confiance dans la prévision théorique des noyaux qui ne sont pas accessibles à l’expérience. Pour le programme Simulation du CEA - DAM, l’évaluation de données nucléaires s’appuie sur ces prévisions en complément des expériences réalisées.
Une des premières propriétés que le calcul théorique prévoit est la forme du noyau et on sait que si celle-ci n’est pas la bonne, alors les autres propriétés ne seront pas fiables. Cela est évident pour la fission nucléaire. En effet, ce processus continu de déformation du noyau démarre à partir de sa forme initiale et aboutit à l’apparition de fragments puis à leur séparation (voir article « Percée majeure dans la description théorique de la fission nucléaire »). Il est donc important de prédire au plus juste la forme des noyaux. Pour la plupart des noyaux d’intérêt, la forme est connue, sphérique ou déformée : ellipse, poire, etc. Pour les noyaux très lourds, par contre, les connaissances sont plus limitées du fait de la rareté des mesures.
Une équipe internationale est parvenue à mesurer la taille des isotopes du fermium et du nobélium [1]. Ces isotopes comportent des nombres de neutrons variables (145 à 155) pour un nombre fixe de protons définissant l’élément fermium (100 protons) et l’élément nobélium (102 protons). Il s’agit de noyaux plus lourds que l’uranium et le plutonium. Dans le cas des isotopes du fermium comportant 154 neutrons ou plus, un effet quantique, dit effet de couche, lié au nombre de neutrons est attendu : l’impact de cet effet a été prédit par le calcul pour l’énergie de liaison de ces isotopes et mis en évidence expérimentalement. Selon l’état actuel des connaissances, cet effet devrait aussi conduire à un changement de forme des noyaux.
Comme on s’y attendait pour les plus faibles nombres de neutrons, la figure 1 montre que la forme est inchangée (les points restent sur la droite). À partir de 154 neutrons, les points mesurés pour les isotopes du fermium s’éloignent de la droite, suggérant un changement de forme. Toutefois, compte tenu des incertitudes de mesure, cet écart est trop faible pour étayer l’effet attendu. En ce qui concerne les isotopes du nobélium, les tailles mesurées sont compatibles avec une forme inchangée, quel que soit le nombre de neutrons.
Pour répondre à la demande des expérimentateurs, le CEA - DAM a effectué les prévisions théoriques de forme et de taille des différents isotopes du fermium et du nobélium étudiés [1]. Le premier constat est que les prévisions et les mesures concordent pour les isotopes du fermium de moins de 154 neutrons et pour ceux du nobélium. Plus surprenantes, nos prévisions pour les isotopes du fermium de 154 neutrons et plus ne prévoient pas de changement de forme (figure 2). D’autres calculs, réalisés à cette occasion dans d’autres laboratoires de référence aux États-Unis, en Allemagne, en France, en Belgique, etc., abondent dans notre sens.
Contrairement à ce qui était attendu pour les isotopes du fermium, l’augmentation du nombre de neutrons à partir de 154 n’aurait pas un fort impact sur la forme des noyaux, alors que l’énergie de liaison est bel et bien impactée. Ce résultat n’était absolument pas intuitif. De nouvelles expériences doivent être imaginées pour fournir de nouveaux points de comparaison. Il serait intéressant aussi que les mêmes investigations soient menées pour d’autres noyaux très lourds.
S. Péru, S. Hilaire CEA - DAM, centre DAM Île-de-France
figure 1
En fonction du nombre de neutrons, variation mesurée de la taille des isotopes du fermium (en rouge) et du nobélium (en bleu), relative à celle du fermium à 150 neutrons et à celle du nobélium à 152 neutrons respectivement. Les droites en pointillé correspondent à la forme du noyau de référence dont la taille varie par homothétie en fonction du nombre de neutrons. Pour les isotopes du fermium jusqu’à 150 neutrons et pour ceux du nobélium, la forme du noyau est inchangée. Pour les isotopes du fermium avec 154 neutrons ou plus, les points expérimentaux semblent s’écarter de la droite, ce qui indiquerait un changement de forme. Mais cet écart est faible au regard de l’incertitude de mesure.
figure 2
En fonction du nombre de neutrons, comparaison des mesures au calcul CEA - DAM du changement de forme des isotopes du fermium (à gauche) et du nobélium (à droite), relative à celle du fermium à 150 neutrons et à celle du nobélium à 152 neutrons respectivement. Un écart à la droite horizontale est la signature d’un changement de forme du noyau. Pour tous les isotopes du fermium comme pour ceux du nobélium, notre calcul (en rouge) ne prévoit pas de changement de forme ; d’autres laboratoires de référence dans le monde font le même constat. Ce résultat est une surprise pour les isotopes du fermium comportant 154 neutrons et plus, d’autant plus que l’énergie de liaison est bel et bien impactée, comme attendu par l’effet quantique dit effet de couche. L’augmentation du nombre de neutrons n’aurait donc pas un fort impact sur la forme des noyaux.
références
1
J. Warbineck et al. « Smooth trends in fermium charge radii and the impact of shell effects », Nature, 634, p. 1075-1079 (2024).