Édito
La science comme boussole
Au début du xxe siècle, en 1915 exactement, Alfred Wegener publiait un livre intitulé La Genèse des continents et des océans. Il y défendait notamment une théorie qui sera contestée pendant plusieurs décennies, avant de s’imposer et d’être popularisée sous le nom de « dérive des continents ». Un siècle plus tard, au-delà de l’hommage que mérite ce brillant scientifique allemand, on est en droit de se demander si ses travaux en géophysique ne devraient pas être complétés par un volet géopolitique car, en plus des déplacements horizontaux des continents les uns par rapport aux autres, la proximité – ou la distance – des idées qui s’y développent et des valeurs qui s’y imposent ne cesse d’évoluer.
En ce début d’année 2025, le lent éloignement des États-Unis de la « vieille Europe » vient de s’accélérer significativement. À peine en place, la nouvelle administration fédérale a décidé de gérer les grands programmes de recherche en mêlant une sorte d’optimisation technicoéconomique à des directives d’ordre idéologique, au détriment des approches scientifiques jusqu’alors privilégiées. Ce virage radical s’accompagne d’une préférence nationale revendiquée qui inquiète tous les chercheurs, états-uniens ou non. Le niveau d’implication au sein de l’Otan est interrogé.
Dans le même temps, à l’Est, la faille qui s’est ouverte entre l’Europe et la Russie est aujourd’hui infranchissable. Elle n’empêche pas – au contraire – un autre pays-continent, la Chine, de poursuivre sa route vers le statut de première puissance économique mondiale. Rappelons que la priorité du pouvoir demeure, comme cela a été répété lors du Congrès national du Parti communiste de mars 2025, de gagner la compétition technologique mondiale. Il s’en est donné les moyens à travers une planification pluriannuelle, une veille active et un socle de compétences qui profite d’une ouverture internationale et d’une stratégie de formation ambitieuse. On constate ainsi que, depuis 2020, le nombre d’articles scientifiques publiés par la Chine dépasse celui des États-Unis.
Face à ces bouleversements, tous les acteurs européens du monde de la recherche et de celui de la défense se doivent de tenir leur rang, et il se trouve que la Direction des applications militaires du CEA est à la croisée de ces deux mondes. Or pour ce qui concerne la recherche et les développements technologiques, l’urgence n’est pas tant de réagir que de défendre les grands principes sur lesquels se fondent nos études et nos programmes : des démarches scientifiques rigoureuses et suivies sur le long terme.
Cette démarche commence par une modélisation des phénomènes physiques d’intérêt au meilleur niveau, puis associe étroitement calculs et mesures. Les calculs permettent d’évaluer les performances des objets conçus par la DAM, à commencer par les têtes nucléaires des composantes océanique et aéroportée de la dissuasion française ; les mêmes outils permettent aussi de concevoir des expériences. La réalisation de ces expériences, puis l’exploitation des mesures jouent alors un rôle déterminant. Tantôt elles valident les modélisations physiques choisies et les chaînes de calcul qui en découlent, tantôt elles mettent en évidence les limites d’un modèle ou d’un calcul et appellent une correction, un complément ou une nouvelle calibration. Toujours, par une confrontation directe, elles garantissent la maîtrise des incertitudes de calcul et de mesure.
Avant de donner quelques exemples de succès récents remportés par la DAM, je voudrais profiter de cet éditorial pour rappeler qu’ils sont le fruit d’un travail collectif. Concevoir une tête nucléaire ou garantir ses multiples performances, gérer le stock de matières stratégiques de la France, accompagner pendant des décennies les maîtres d’œuvre des chaufferies nucléaires de la Marine nationale, autant de missions qui ne s’improvisent pas, et surtout qui ne s’envisagent qu’en équipe. Heureusement, car l’évolution constante des besoins de ces programmes amène sans cesse les équipes de la DAM à relever de nouveaux défis scientifiques et technologiques, à la pointe des savoirs et des savoir-faire.
Le programme Simulation, lancé en 1996 pour permettre à la France de garantir ses armes nucléaires sans nouveaux essais, suffira à illustrer mon propos. Il est la mise en œuvre concrète de la démarche scientifique, pour répondre aux besoins futurs de la dissuasion.
Pour ce qui est du calcul, le supercalculateur Exa 1 a récemment été complété par une partition dite à haute efficacité. Elle combine processeurs classiques (CPU pour Computer Processing Unit) et processeurs graphiques (GPU, pour Graphics Processing Unit), et est entrée à la dix-septième place au classement mondial Top 500. Il est l’outil indispensable d’exploration par le calcul de pans entiers de la physique parfois inaccessibles à l’expérience, outil réservé à la DAM et à l’exécution de ses programmes. Pour les études scientifiques, les chercheurs de la DAM et l’ensemble de la communauté académique exploitent les capacités du Très Grand Centre de calcul (TGCC), situé sur le site du CEA - DAM Île-de-France, qui a été choisi en juin 2024 pour accueillir le deuxième calculateur exaflopique européen, baptisé Alice Recoque.
Pour ce qui concerne le volet expérimental du programme Simulation, ce sont ses deux principales installations qui sont en passe d’être achevées. Avec l’installation Epure, la France et le Royaume-Uni disposent depuis 2015 d’une installation radiographique permettant de réaliser des expériences hydrodynamiques pleinement représentatives du fonctionnement d’une arme nucléaire. Fin 2025, cette installation disposera d’une capacité multiaxe, en exploitant simultanément trois machines permettant l’observation des édifices expérimentaux dans autant de directions. Il en résultera une caractérisation plus fine du comportement de la matière, étape nécessaire pour relever les défis de l’optimisation des futures têtes nucléaires. Dans le même temps, l’installation Laser Mégajoule sera complétée puis qualifiée pour être pleinement opérationnelle en 2027. Déjà sans équivalent en Europe, elle permettra à terme à la France de réaliser des expériences de physique extrême mettant en jeu simultanément 176 faisceaux laser intenses, pour atteindre une énergie supérieure au mégajoule. Comme toujours, ce moyen sera ouvert à hauteur de 25 % à la communauté internationale des hautes densités d’énergie et de l’interaction laser-plasma.
Ces exemples ne sont pas des exceptions, ils sont au contraire emblématiques. Ce haut niveau d’exigence, cette ambition se retrouvent au cœur des nombreuses études scientifiques et techniques confiées aux équipes de la DAM, et dont certaines seront évoquées à travers les articles de ce numéro de chocs Avancées. Je vous en souhaite une bonne lecture.
Olivier Vacus
Directeur scientifique du CEA - DAM