Des fragments de fission froide à la forme inattendue
Lorsqu’un noyau d’atome se casse en deux, dans la fission nucléaire, quelle est la forme des fragments ? Une équipe du CEA - DAM a étudié un type de fission très rare, la fission dite froide. Elle a montré que les fragments étudiés sont déformés alors qu’on les attendait sphériques [1]. Ce résultat permet d’enrichir la compréhension du processus de fission pour le programme Simulation du CEA - DAM.
Bien que largement utilisée par les humains pour la production d’énergie, la fission nucléaire est loin d’avoir livré tous ses secrets. Au centre de l’atome, imaginons le noyau atomique comme une goutte de protons et de neutrons. Les protons, particules chargées électriquement contrairement aux neutrons, se repoussent sous l’effet de l’interaction coulombienne. Lorsqu’il n’y a pas trop de protons dans la goutte, la cohésion de cette dernière est assurée par l’interaction dite forte entre protons et neutrons. Mais pour les noyaux contenant trop de protons, la goutte s’étire et finit par se séparer en deux gouttes plus petites, les fragments : c’est ce qu’on appelle la fission nucléaire.
Dans la majorité des cas, les gouttes produites sont « chaudes », car les fragments ont beaucoup d’énergie. Dans ce cas, ils « évaporent » des neutrons (on parle d’évaporation, car la perte de neutrons permet de diminuer l’énergie du fragment). Très rarement, les gouttes sont « froides » et aucun neutron n’est émis : on parle alors de fission froide. Pour autant, même pour des fissions froides, les fragments peuvent avoir de l’énergie : la goutte vibre et tourne sur elle-même. Jusqu’alors, les physiciens pensaient que les fragments produits dans la fission froide étaient peu déformés et ne pouvaient donc pas tourner.
L’équipe de chercheurs a étudié la fission du californium 252, qui contient 252 protons et neutrons (on dit que la masse du noyau est de 252). Une première prouesse a été de déposer du californium sur une feuille en carbone ultramince de 25 nm d’épaisseur, soit deux millions de fois plus fine qu’une feuille de papier. Cela était nécessaire pour permettre aux fragments de fission de traverser la feuille ultramince sans être trop perturbés. Cette fission froide ne se produit que pour environ deux fissions sur mille. Autant ne pas manquer ces événements rares !
Au cours d’une fission, les deux fragments produits ionisent un gaz, générant un signal électrique. Celui-ci permet non seulement de détecter les fragments, mais aussi de déterminer leur masse. Afin de savoir si la fission est froide, les chercheurs vérifient si la somme des masses des deux fragments détectés est égale à la masse du noyau de californium qui fissionne (252). Si c’est le cas, alors aucun neutron n’a été émis. En plus d’analyser la nature des fragments, on regarde leurs propriétés en mesurant les photons qu’ils émettent. Ceux-ci sont détectés grâce à 54 détecteurs à base d’iodure de sodium arrangés en cube autour de la double chambre d’ionisation (figure 1).
Parmi les résultats obtenus, un en particulier a attiré l’œil des physiciens. Il correspond au cas exceptionnel où le noyau de californium 252 se casse en une paire d’étain 132 et de cadmium 120. Qu’y a-t-il d’exceptionnel ici ? Le fait que les données recueillies montrent clairement que le fragment lourd, l’étain 132, n’emporte pas du tout d’énergie lors de la fission froide. C’est la première fois que cela est observé. Les chercheurs ont donc déduit que toute l’énergie disponible était emportée par le fragment léger, le cadmium 120, qui est, dans ce cas, le seul à pouvoir émettre des photons.
La suite de l’étude a alors consisté à tenter de déduire les propriétés du cadmium 120 au moment de la fission, grâce aux photons détectés durant l’expérience. L’équipe a montré que les photons détectés ne peuvent être émis par le cadmium 120 que si ce dernier est très déformé. Souvenez-vous de l’image des gouttes nucléaires qui vibrent et qui tournent. Un noyau déformé en forme de ballon de rugby peut tourner. Cela s’accompagne d’une émission de photons. Plus il se déforme, plus il tourne vite et émet de photons. C’est ce qu’ont observé les chercheurs : afin de reproduire les données (figure 2), ils ont dû considérer que le cadmium 120 est trois fois plus déformé lors de la fission froide qu’il ne l’est dans son état de plus basse énergie. Il émet ainsi un nombre plus important de photons.
Les résultats de cette étude ont permis de modifier la représentation de la fission froide et de valider une approche théorique décrivant la déformation et la rotation des fragments dans la fission. De quoi améliorer les modèles décrivant la fission, aussi bien pour le programme Simulation que pour comprendre la création de noyaux d’atomes dans les étoiles.
L. Gaudefroy, A. Francheteau CEA - DAM, centre DAM Île-de-France
figure 1
Photographie du dispositif expérimental utilisé dans cette étude, en cours de montage. Les 54 détecteurs de photons forment un cube, dont l’arête mesure 33 cm. Une partie de la face avant du cube n’est pas encore installée, permettant d’apercevoir l’enveloppe cylindrique de la double chambre d’ionisation. Le dépôt de californium 252 ultramince se trouve au centre de cette chambre.
figure 2
Nombre de photons émis par le cadmium 120 à différentes énergies lors de la fission « froide » du californium 252. La comparaison du spectre des photons mesurés au spectre simulé en supposant une déformation importante pour le cadmium 120 donne un accord satisfaisant.
références
1
A. Francheteau, L. Gaudefroy, G. Scamps, O. Roig, V. Méot, A. Ebran, G. Bélier « Scission deformation of the 120Cd/132Sn neutronless fragmentation in 252Cf(sf) », Phys. Rev. Lett., 132, 142501 (2024).